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16 février 2021

« Petites phrases, grandes conséquences » : François Hollande et Emmanuel Macron au crible de LCP

Après la droite (des citations de Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy), la gauche : LCP est revenu lundi 15 février sur des petites phrases de François Hollande et d’Emmanuel Macron. Ce deuxième volet est intitulé « La gauche contre le peuple ». « Si le protégé a trahi son mentor, tous deux ont en commun d’avoir été pris en défaut par leurs petites phrases, accusés de mépris envers les plus pauvres », estime d’emblée le documentaire de Thomas Raguet.

La phrase de François Hollande est assez inhabituelle en son genre puisqu’on ne l’a jamais entendue dans la bouche de son auteur supposé. On ne la connaît que par un témoignage de son ex, Valérie Trierweiler, auteure de Merci pour ce moment (Les Arènes, 2014). Un livre que le documentaire présente comme « trois cents pages de règlement de comptes privés ». Cette phrase n’est d’ailleurs qu’une simple formule[1] : « les sans-dents ».

Pourquoi l’avoir tenue pour représentative de la pensée de François Hollande ? Pour accomplir les promesses du titre du documentaire, peut-être. « Moi je n’ai jamais entendu Hollande parler comme ça », affirme cependant Bernard Poignant. Ancien député socialiste du Finistère, il est sûrement, parmi les témoins du documentaire, celui qui connaît le mieux l’ancien chef de l’État.

Quant à la puissance de cette formule, elle ne fait aucun doute. Elle est bien expliquée par le sémiologue[2] Denis Bertrand : « l’expression ‘sans-dents’ a la force des expressions figuratives, c’est-à-dire qu’elle donne à voir. Elle énonce un thème, la pauvreté, non pas avec un concept comme la misère mais avec une image. » Une image qu’on peut comprendre de différentes manières : « la connotation, dans le contexte de François Hollande, c’est une connotation compassionnelle, alors que changée de contexte, ça devient une connotation méprisante ».

Le choix du mépris

Mais qui décide de la connotation d’une petite phrase ? « Si les mots ont été prononcés en privé, l’expression dans sa bouche est crédible », estime Thomas Raguet. Pascal Perrineau, professeur à Sciences Po, va même plus loin : « si les leaders de gauche se mettent à parler comme ça, c’est peut-être pas par hasard ». Il évoque « une forme de mépris de classe », choisissant ainsi de confondre les deux « connotations » possibles de la phrase : la « connotation méprisante » appartiendrait directement à l’auteur de la petite phrase et pas seulement au public.

Centré sur les « sans-dents », le documentaire ne présente pas comme une petite phrase la citation a priori la plus fameuse de François Hollande : « mon ennemi, c’est la finance ». Il la considère comme un « programme ». Elle lui sert à contraster les intentions de la campagne présidentielle de 2012 et la formule propagée plus tard par Valérie Trierweiler. Il y aurait pourtant eu beaucoup à en dire, notamment pour sa déformation devenue presque systématique.

Car la déclaration exacte du candidat socialiste est : « Je vais vous dire qui est mon adversaire, mon véritable adversaire. Cet adversaire, c’est le monde de la finance. ». Pourtant, même des experts s’y trompent. « On verra ce qu'il restera de cette expression : ‘mon ennemi, c’est la finance’ », note Pascal Perrineau, tandis que Marilyse Lebranchu, ancienne ministre, évoque « la fameuse phrase ‘mon ennemi, c’est la finance ». La mutation de l’adversaire en ennemi, notamment, aurait pu révéler beaucoup sur la mécanique intrinsèque des petites phrases.

Nous sommes tous des illettrées

Emmanuel Macron était en principe conscient de la force des mots. « J'arrive tout auréolé d'une réputation qui m'est faite dans la presse », déclarait-il à l’Assemblée nationale le 27 août 2014, le lendemain de sa nomination au ministère de l’Économie. « Jugez-moi sur les actes et sur les paroles. » Pour ce qui est d’être jugé sur des paroles, il a été servi. « À coups de petites phrases, il dresse le portrait d’une certaine France un pays de gaulois réfractaires où les jeunes devraient avoir comme ambition de devenir milliardaires plutôt qu’être enclins à la fainéantise », résume le documentaire.

Lequel, pourtant, s’intéresse principalement à un mot (plutôt qu’à une phrase au sens grammatical) bien éloigné de ce tableau : « illettrées ». Reçu par Europe 1, Emmanuel Macron évoque le cas de Gad, un gros abattoir breton en faillite. Plus de deux mille salariés risquent de perdre leur emploi : « il y a dans cet abattoir une majorité de femmes, il y en a qui sont pour beaucoup illettrées ! On leur explique qu'elles n’ont plus d’avenir à Gad et qu’elles doivent aller travailler à 60 km ! Ces gens n'ont pas le permis ! On va leur dire quoi ? » Dans la bouche du technocrate qu’était encore Emmanuel Macron trois semaines plus tôt, c’est un constat (pas forcément exact, d’ailleurs) qui lui sert à illustrer les difficultés de sa tâche.

De la bouche du ministre, la formule est reçue tout différemment sur le terrain. « Moi j’ai ressenti comme un deuxième coup de bâton à un moment où on n’en avait pas besoin », déclare Olivier Le Bras, alors délégué syndical de Gad. Ses collègues sont sur la même ligne. Ils prennent la déclaration du ministre comme une offense personnelle : « il nous parle comme si on était des moins que rien », « il nous insulte presque », « des choses comme il a dit, ça ne se dit pas ». Ce sentiment se répand même au-delà du personnel de Gad. « Je suis d’ici », s’émeut Marylise Lebranchu. « Les deux pieds dans cette terre qui est très touchée par la crise de l’agro-alimentaire et de Gad en particulier. Le matin, j’entends cette phrase comme un coup énorme et pour moi un coup dans le dos. La phrase, elle est d’une violence inouïe. »

Là encore, c’est la collision entre ces deux « connotations » antagonistes qu’il aurait été intéressant d’analyser. Mais le documentaire préfère prendre la petite phrase dans un sens compatible avec son titre. « Il y a toute une vérité d’Emmanuel Macron qui se dit dans ses petites phrases », commente Pascal Perrineau d’un air entendu. « Je pense pas que ce soit volontaire, le fait qu’il sorte des petits trucs comme ça. Quoique… », soupèse avec plus de réserve une ancienne ouvrière de Gad, Joëlle Crenn.

Emmanuel Macron manque de métier

Quelques autres formules d’Emmanuel Macron (« la meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler », « je traverse la rue, je vous trouve du travail », « on dépense un pognon dingue ») sont convoquées au passage pour parfaire le tableau d’un président « contre le peuple » ‑ c’est-à-dire pour parler de lui et non des petites phrases. À moins justement que ça ne soit la même chose...

Mais c’est Bernard Poignant qui reformule le mieux le problème d’Emmanuel Macron. « Erreur de jeunesse, si je puis dire » estime-t-il à propos des « illettrées ». « Un vieux de la vieille en politique n’aurait pas parlé comme ça. Il aurait dit : ‘dans cette entreprise que j’ai visitée il y a des gens qui sont attachés à leur travail qui le font avec un grand professionnalisme mais il y a un certain nombre pour qui il faudrait une formation complémentaire de ceci cela’. Mais le mot illettré ça donnait l’impression qu’il traitait une entreprise d’illettrée. Et… ah bien, ça lui revient dans la gueule, quoi. »

Et le vieux notable socialiste d’enfoncer le clou : « Emmanuel Macron, c’est quelqu’un qui n’a pas fait d’élection locale. On a tous connu ça quand on est élu local. Vous devez apprendre à leur parler, à ces personnes. Qu’est-ce qu’aurait fait un Mitterrand ? ‘Je vous comprends, jeune homme, je vous comprends – et à un conseiller : prenez note, écrivez-moi, je vous aiderai. Voilà. Parce que il y a du travail’. » Déprimante leçon : à défaut de régler les problèmes, la langue de bois évite qu’ils ne se retournent contre vous.

Débat

Le débat qui a suivi le documentaire s’est efforcé de quitter le terrain du commentaire politique pour revenir au sujet des petites phrases. Il associait Laurianne Rossi, députée LREM venue du P.S., Bruno Cautrès, chercheur au Cevipof et Renaud Dély, éditorialiste à France Info. Ce dernier a contesté discrètement le choix des « sans-dents » pour caractériser François Hollande. « Mon ennemi c’est la finance » lui aurait paru plus représentatif. « C’est cet extrait qui va rester et le porte jusqu’à l’Élysée », estime-t-il. « C’est le marqueur qui va coller à François Hollande tout au long de son quinquennat… qui va en quelque sorte plomber le quinquennat, plutôt que les sans-dents qui est une phrase privée, une trahison personnelle. »

Bruno Cautrès a cherché à mieux qualifier la mécanique des petites phrases : « Ce que je trouve intéressant dans ces petites phrases, c’est leur côté performatif, comme disent les linguistes. La phrase fait exister les choses. » Il a aussi mis le doigt sur le sujet capital de l’intrication entre petite phrase et leader : « Mon hypothèse est que dans la crise des Gilets jaunes, le détonateur a été allumé en juillet quand Emmanuel Macron a dit : s’ils veulent un responsable qu’ils viennent me chercher. Comme aller chercher le roi à Versailles. »

Les deux parties du documentaire sont disponibles sur LCP jusqu’au 7 janvier 2023. Il sera intéressant de les revoir après l’élection présidentielle de 2022 !

Michel Le Séac’h

Illustration : capture partielle d’un écran LCP


[1] Au sens qu’Alice Krieg-Planque donne à ce mot ; voir « La notion de ‘’formule’’ en analyse du discours, Cadre théorique et méthodologique », Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté. 2009.

[2] Ainsi le documentaire le présente-t-il. On n’entrera pas dans le distinguo entre « sémiologue » et « sémioticien », mais Denis Bertrand est professeur de sémiotique générale à l’Université Paris VIII.