Affichage des articles dont le libellé est Jean de Boishuë. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Jean de Boishuë. Afficher tous les articles

21 novembre 2016

« Je suis à la tête d’un État en faillite » : est-ce assez pour décrire un présidentiable ?

Malgré sa longue carrière politique (plus jeune député de France à 27 ans, six fois ministre) et ses cinq ans à Matignon, François Fillon reste mal connu. En voici un symptôme clair : les petites phrases qui lui sont attachées sont rares.

Une petite phrase est souvent perçue par le public comme descriptive de son auteur. Surtout quand elle est négative. Le « casse-toi pauv’ con » de Nicolas Sarkozy, le « droit dans mes bottes » d’Alain Juppé en sont des exemples. Elles résument un portrait à la manière d’une caricature. Un homme qui n’est pas caricaturé est en déficit d’image (on note que François Fillon est rarement représenté par des images satiriques[1] et que certains l’ont surnommé « Mister Nobody »).

À l’actif de l’ancien premier ministre, en fait, on relève une seule petite phrase répandue : « Je suis à la tête d’un État en faillite ». Selon un phénomène classique, elle a été réduite à sa plus simple expression puisque la déclaration exacte de François Fillon est celle-ci : « Je suis à la tête d'un État qui est en situation de faillite sur le plan financier, je suis à la tête d'un État qui est depuis quinze ans en déficit chronique, je suis à la tête d'un État qui n'a jamais voté un budget en équilibre depuis vingt-cinq ans, ça ne peut pas durer. » « En faillite » résume de manière efficiente la formule « qui est en situation de faillite sur le plan financier », mais aussi le déficit chronique et le déséquilibre budgétaire. Sur l’internet, « Je suis à la tête d’un État en faillite » est presque vingt fois plus fréquent que « Je suis à la tête d’un État qui est en situation de faillite sur le plan financier » et à peu près quatre fois plus fréquent que les formules partiellement raccourcies « Je suis à la tête d’un État en situation de faillite » ou « Je suis à la tête d’un État qui est en faillite ».

On note que la version d’origine comprend une anaphore, figure de style consistant à répéter plusieurs fois le même mot ou groupe de mots. Mais ce n’est pas elle qui a été retenue. Le message de la petite phrase est dans la « faillite » et non dans la fonction occupée alors par François Fillon. Sémantiquement parlant, « Je suis à la tête d’un État » n’est pas comparable au « Moi président » de François Hollande[2], et encore moins au « I have a dream » de Martin Luther King[3]. Il n’est pas impossible cependant que l’anaphore ait contribué à attirer l’attention de la presse et à déclencher le processus de répétition qui a répandu la petite phrase.

Le fruit (défendu) des circonstances ?

Quant aux motivations de François Fillon, le doute demeure. Que la situation des finances publiques ait été désastreuse, c’était un secret de polichinelle. Mais était-il politiquement correct de le dire ? En déplacement à Calvi le 21 septembre 2007, quatre mois après sa nomination à Matignon, le premier ministre animait un déjeuner en plein air. Voici l’épisode tel que relaté par son proche collaborateur Jean de Boishuë :

« Journalistes, notables, élus, agriculteurs, syndicalistes présents, déjà pas mal nourris au petit rosé, n'en croyaient ni leurs oreilles, ni leurs notes. Tous se demandaient quelle mouche avait piqué le toujours prudent François Fillon. Sur le coup, lui aussi. Inquiet, il se pencha vers moi : "j'ai un peu poussé, non ? " »[4]

Il paraît peu probable que la formule ait été préparée à l’avance. D’autant qu’elle rappelait un précédent fâcheux. « L’État ne peut pas tout », avait déclaré Lionel Jospin, alors premier ministre. Beaucoup y ont vu la source de son échec électoral en 2002. Le « toujours prudent François Fillon » ne pouvait l’ignorer. Pas plus qu’il ne pouvait ignorer que son triple « je suis à la tête d’un État » allait souverainement agacer un président de la République qui le présentait comme son « collaborateur ».

Ne serait-il pas cocasse que la seule petite phrase notable d’un possible futur président de la République soit le fruit de la chaleur communicative des banquets et du petit rosé corse ?

Michel Le Séac'h


[1] Voir Pascal Moliner, Psychologie sociale de l’image, Presses universitaires de Grenoble, 2016
[2] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 59.
[3] Idem, p. 115.
[4] Voir Jean de Boishuë, Anti-secrets, EDI8, 2015.

Illustration : copie partielle d’un écran d’une vidéo de l’Institut national de l’audiovisuel.