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23 septembre 2023

« Rendez à César… » : abrogation de la petite phrase la plus célèbre de l’histoire ?

Très Saint Père, est-il permis d’accueillir/de rejeter les migrants [rayer la mention inutile] ? La question n’a pas été posée au pape François, de visite à Marseille – à Marseille et non en France a-t-il précisé – mais il s’en est emparé.

Chacun connaît l’épisode où, au faîte de sa gloire après plusieurs miracles, entré dans Jérusalem sous les acclamations, Jésus s’entend demander : « Est-il permis de payer le tribut à César ? » Autrement dit, doit-on verser un impôt à l’occupant romain ? Rebelle ou collabo selon sa réponse, il court de sérieux risques immédiats, venant soit des autorités, soit du peuple. Comme on sait, Jésus s’échappe de la question fermée en répondant : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu »[i].

Cette phrase aurait pu être vite oubliée. On aurait pu n’y voir qu’une réplique habile, une simple pirouette qui évacue la question sans la régler. Ou un acte d’allégeance formulé en termes diplomatiques, puisque au fond la réponse est « oui » ; saint Paul, estime ainsi qu’elle impose au chrétien la soumission envers l’autorité publique. Cependant, de nombreux exégètes y voient en réalité la première expression du principe de séparation de l’Église et de l’État. Une petite phrase résolument politique : pour la première fois, le pouvoir religieux ne cherche pas à imposer une position au pouvoir politique. Ce qui facilitera bien sûr l’essor de la nouvelle religion à travers le monde romain, puis au-delà.

Quelle qu’ait pu être son intention réelle, la petite phrase de Jésus a pris une importance unique dans l’histoire. C’est « la proposition qui a sans doute joué le rôle politique le plus durable et le plus décisif de toute l’histoire de la pensée », estime le philosophe Roger Dadoun[ii]. Elle est, de loin, la citation de Jésus la plus fréquente sur le web. Et en numéro deux vient une autre petite phrase à connotation politique qui fait figure de confirmation : « Mon royaume n’est pas de ce monde. »
La petite phrase de Jésus est-elle mortelle ? Le pape François a-t-il voulu rompre avec elle et prendre une position ouvertement politique ? Ce ne serait pas la première fois qu’il s’écarte de la parole divine. « Si un ami parle mal de ma mère, il peut s’attendre à un coup de poing, et c’est normal », déclarait-il en 2015 – loin du « Tendez la joue gauche », un message à l’aspect d’autant plus blasphématoire qu’il venait quelques jours après l’attentat islamiste contre Charlie Hebdo

Pontife de son époque, François pourrait considérer qu’en comparaison de la question migratoire et des noyades en Méditerranée, la position fiscale de Jésus paraît presque anodine, pour ne pas dire gentillette. Lui-même prône une modification de l'ordre du monde. Il va au-delà du devoir de charité à l’égard du frère humain menacé de noyade en réclamant, au moins entre les lignes, un accueil inconditionnel des migrants. Et à ses côtés, l’archevêque de Marseille fustige expressément les « institutions politiques ».

Il faut noter cependant que le pape, qui sait parfaitement user des petites phrases, semble avoir évité toute formule explicite et concise qui se prêterait à des citations hostiles comme une sorte de corps du délit. De plus, rien ne dit qu’il s'adresse, lui, aux « institutions politiques » ni même à un peuple français très majoritairement opposé à l’accueil inconditionnel. En disant et en répétant qu’il se trouve non en France mais à Marseille, carrefour de la Méditerranée où trois continents se rencontrent, il s’adresse peut-être en réalité aux candidats à la migration, sans doute beaucoup plus nombreux dans une Afrique de 1,4 milliard d’habitants. Après tout, l’Église en manque de prêtres et de fidèles aurait quelques raisons de se considérer comme un « métier en tension ».

M.L.S.

___________

[i] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, Paris, 2015, p. 64.

[ii] Roger Dadoun, « Du politique comme violence : corps mystique etcorps naturel », in:  Littérature, N°64, 1986. Propositions critiques pour Jean Levaillant. pp. 23-29. doi : 10.3406/litt.1986.1403. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1986_num_64_4_1403.

Photo presidencia.gov.ar, via Wikimedia CommonsCC-BY-SA-2.0


28 novembre 2016

La petite phrase n’attend pas le nombre des années

Avis aux jeunes hommes politiques ambitieux : il n’est pas nécessaire de parvenir aux plus hautes responsabilités avant de prononcer des petites phrases impérissables.

Certes, une petite phrase ne se diffuse et n’est retenue par le public que si elle répond à certaines conditions. Celles-ci tiennent entre autres à son contexte. Et l’un des éléments majeurs du contexte est la personnalité de son auteur. Mais cette personnalité peut s’affirmer a posteriori. Il n’est pas indispensable d’être déjà très puissant ou très célèbre au jour de la petite phrase. Voici quelques exemples de petites phrases devenues des citations historiques et parvenues jusqu’à nous.

  • Jésus avait 33 ans quand il a dit « Rendez à César ce qui est à César »[i]. Il dirigeait une petite
    secte minoritaire et contestée dans une province reculée de l’empire romain. Moins d’une semaine plus tard, il serait condamné à mort et exécuté.
  • Henri IV avait 36 ans quand il a dit « Ralliez-vous à mon panache blanc »[ii]. Il avait été désigné par Henri III comme son successeur neuf mois plus tôt mais la Ligue contestait sa légitimité par les armes avec le soutien de l’Espagne. Il lui faudra des années pour en venir à bout et se faire sacrer roi.
  • Louis XIV avait 17 ans quand il a dit « L’État c’est moi »[iii]. Couronné depuis une douzaine d’années déjà, il venait de voir son trône ébranlé par la Fronde et la situation du royaume était mauvaise. Surtout, il était sous la tutelle effective du cardinal Mazarin.
  • Louis Antoine de Saint-Just avait 26 ans quand il a dit « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté »[iv]. Élu au Comité de salut public, il n’avait guère d’autre titre à faire valoir que sa ferveur révolutionnaire. Quelques mois plus tard, au 9 thermidor, elle lui coûterait sa tête.
  • Bonaparte avait 28 ans quand il a dit « Du haut de ces pyramides, quarante siècles vous contemplent ». Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte, sans doute, mais il n’était encore que commandant de l’armée française d’Orient dans une Première république où une carrière était à la merci d’un coup de sabre.
  • Martin Luther King avait 33 ans quand il a dit « I have a dream »[v]. Jeune pasteur baptiste remarqué pour son militantisme en faveur des droits civiques, il avait le soutien du président John F. Kennedy, mais ce dernier allait être assassiné moins de trois mois plus tard.
  • Valéry Giscard d’Estaing avait 48 ans quand il a dit « Vous n’avez pas le monopole du cœur »[vi]. Il était ministre de l’Économie et candidat à la présidence de la République, mais quinze jours plus tôt encore, rares étaient ceux qui lui donnaient une chance face à François Mitterrand et Jacques Chaban-Delmas.

Michel Le Séac'h


[i] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 64.
[ii] Idem, p. 29.
[iii] Ibid., p. 43.
[iv] Ibid., p. 62.
[v] Ibid., p. 115.
[vi] Ibid., p. 109.

Illustration : Jésus chassant les marchands du temple (extrait) par Anne-Louis Girodet de Roussy-Trioson, musée des Beaux-arts de Rennes, domaine public via Wikimedia