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13 septembre 2020

Bien avant les petites phrases, les « paroles ailées »

La locution « petite phrase » ne date que du 20e siècle, mais le concept est évidemment plus vieux – vieux comme la parole, peut-être. Homère utilise plus de cent fois la belle expression ἔπεα πτερόεντα (épea pteróenta), c’est-à-dire « paroles ailées » ou « mots ailés », reprise par d’autres auteurs de l’Antiquité. Dans son œuvre, cette formule signale des phrases fortes, destinées à être retenues.

Pour certains, Homère comparait les mots à des oiseaux, qui s’échappent dès qu’on les libère. Cela en fait des dangers pour leur auteur. C’est l’interprétation d’Alexander Pope (1688-1744), traducteur de L’Iliade et L’Odyssée en anglais, qui se réfère à une explication trouvée chez Plutarque. Mais selon la plupart des exégètes, il faut plutôt comprendre « paroles empennées » : la métaphore renvoie à la flèche plutôt qu’à l’oiseau. Chez Homère, ces phrases ne servent pas seulement à communiquer, ce sont des armes qui frappent et qui blessent en atteignant leur but.


Lucien (120-180) utilise l’expression en ce sens. Dans son Héraclès, il assure que l’équivalent celtique d’Hercule était le dieu Ogmios. Un Gaulois lui explique : « nous croyons que c'est par la force de son éloquence qu'Hercule a accompli ses exploits. C'était un sage qui faisait violence par la puissance de sa parole. Les traits que vous lui voyez sont ses discours, qui pénètrent, volent droit au but, et blessent les âmes. Ne dites-vous pas vous-mêmes des paroles ailées ? »

Les paroles ailées d’Homère ont eu une descendance jusqu’à nos jours. « Les Anciens comparoient les paroles à des fleches », note l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres en 1729 : « ils donnoient des ailes aux unes & aux autres, des fleches, des paroles ailées ; & pour exprimer leur vitesse, ils se servoient du verbe VOLER, tela volant, verba volant. En effet, les paroles sont comme des fleches invisibles, qui partent de la bouche, & qui vont frapper l'oreille ». En français, le mot « trait » a longtemps désigné à la fois une flèche et « ce qu’il y a de plus vif et de plus brillant dans un discours » (4e édition du Dictionnaire de l’Académie française, 1762).

La MSHS de l’Université de Poitiers a organisé en 2019 un colloque intitulé « Petites phrases et art de la pointe dans l'Europe des XVIe et XVIIe s. » [i]. Il couvrait même une période plus large puisque ses organisateurs indiquaient : « À travers ces jeux littéraires d’une Renaissance que l’on entendra résonner dans notre actualité, c’est aussi l’écho de l’Antiquité, avec notamment la tradition de ses épigrammes, qui nous parviendra. Autant d’allers-retours dans l’histoire de la petite phrase aiguisée ». Aiguisée : le qualificatif se situe bien dans la tradition des paroles ailées homériennes. Et l’idée reste peut-être présente dans « petite phrase ». Selon certains philologues, « petit » vient de la racine indo-européenne pik, « qui a le sens de blesser, piquer, piler, broyer et en général nuire »[ii].

Winged words et Geflügelte Worte

L’expression « winged words » reste connue dans le monde anglophone. On en trouve de nombreuses utilisations après la parution des traductions de Pope[iii]. Lord Byron (1788-1824), dans son poème The Bride of Abydos (1813), évoque « those winged words like arrows sped ». Thomas Campbell (1777-1844), dans son recueil The Pleasures of Hope, paru en 1810, écrit : « Go, child of Heav'n! (thy winged words proclaim) / Tis thine to search the boundless fields of fame! ». John Horne Tooke (1736-1812), écrivain et homme politique, a même publié un essai intitulé ἔπεα πτερόεντα or the Diversions of Purley largement commenté par la presse littéraire de l’époque. À propos de Sir Walter Scott, qu’il n’aimait pas beaucoup, Thomas Carlyle (1795-1881) écrivait : « It has been said, 'no man has written as many volumes with so few sentences that can be quoted.' Winged words were not his vocation. » (« ‘personne n’a écrit autant de livres contenant aussi peu de phrases qu’on puisse citer’, a-t-on dit. Les paroles ailés n’étaient pas sa vocation »)[iv].

En allemand, l’expression « Geflügelte Worte » est bien connue depuis la parution en 1864 d’un célèbre ouvrage portant ce titre. Œuvre du linguiste Georg Büchmann (1822-1884), il recense 4 300 citations littéraires passées dans la conversation courante. Mais son succès même a donné à la locution un sens ambigu : désormais les Geflügelte Worte ne sont plus tant des formules frappantes que des lieux communs ou des phrases toutes faites. Il en est de même pour la locution « krylatye slova » en langue russe[v].  

Michel Le Séac’h

Illustration : Homère et les bergers par Corot, musée des Beaux-arts de Saint-Lô, photo Xfigpower, [cc] 3.0, Wikimedia


[i] Voir https://www.fabula.org/actualites/petites-phrases-et-art-de-la-pointe-dans-l-europe-des-xvie-et-xviie-siecles_92683.php

[ii] Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Nimes, Lacour, 1991.

[iii] Et même avant puisque la locution apparaît dans un poème d’Edmund Spenser (1552-1599) : « The sweet numbers and melodious measures, / With which I wont the winged words to tie / And make a tuneful diapase of pleasures, /Now being let to run at liberty. » On la trouve aussi chez Henry More (1614-1687)

[iv] The Works of Thomas Carlyle, vol. 6, Cambridge University Press, 2010, p. 36.

[v] Voir Elena Chotova, Les références culturelles dans les titres d’articles de la presse russe contemporaine, thèse de doctorat, Université de Grenoble – 2014. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01333565

18 octobre 2015

« Ralliez-vous à mon panache blanc » : une leçon de leadership en six mots

Si l’on me demande quelle est ma préférée parmi les petites phrases analysées dans mon livre*, je réponds que j’ai un faible pour : « Ralliez-vous à mon panache blanc ».

Le 15 mars 1590, Henri iv affronte à Ivry une armée catholique bien supérieure en nombre. Avant la bataille, il donne ses dernières instructions à ses soldats : si dans le tumulte de la bataille ils ne savent que faire, qu’ils le cherchent des yeux et fassent comme lui. « Ralliez-vous à mon panache blanc ! » conclut-il en baissant la visière de son casque.

La force de cette formule réside d’abord dans son évocation visuelle : on imagine les troupes tournoyant autour d’une cascade de plumes de cygne. Or, si le panache désigne Henri iv à ses soldats, il le désigne aussi à l’ennemi. Le mot prend avec lui son sens figuré : il ne désigne plus seulement le plumet mais la bravoure. En six mot seulement, Henri iv délivre une leçon de leadership : le vrai chef montre l’exemple, il paie de sa personne.

Et ce n’est pas tout ! « Ralliement » signifie regroupement mais aussi changement de camp. « Ralliez-vous à mon panache blanc » peut être compris comme une formule d’ouverture, une offre d’apaisement. Il n’est pas question ici de soumission à une personne mais de consentement à l’union autour d’un symbole sacerdotal : le blanc est la couleur traditionnelle de la fonction souveraine en Occident. La formule d’Ivry présage l’édit de Nantes et la fin de la guerre civile.

Enfin, la petite phrase d’Henri iv est riche en références historiques. Le panache du roi apparaît pour la première fois sous la plume du poète-ambassadeur Guillaume du Bartas, mort peu après la bataille (on n’est pas certain qu’il y ait participé), sous la forme suivante :
Un horrible panache / Ombrage sa salade
Une « salade » était un casque de forme ronde. Plus intéressant est l’horrible panache (c’est-à-dire, dans le français de l’époque, le panache effrayant). Il rappelle clairement le portrait d’Hector dans les traductions anciennes de L’Iliade : « L’orgueil est sur son front, un horrible panache flotte sur sa tête ; sous lui, une jeunesse intrépide appelle le carnage et la mort. »

Depuis les débuts de la Renaissance, Homère, « prince des poètes », jouit d’un prestige immense. En 1572, Ronsard a marché sur ses traces en publiant les premiers chants de La Franciade. Il y attribue la création de la France à un Troyen nommé Francion, ou Francus**. Or Francion est le fils d’Hector ! Son « horrible panache » dépeint Henri iv comme le descendant à la fois de l’un des plus prestigieux héros de l’Antiquité grecque et du fondateur de la monarchie française, il légitime son titre royal.

D’épopée en épopée, Voltaire s’emparera à son tour du panache d’Henri iv dans La Henriade. Puis les royalistes et légitimistes le brandiront après la Révolution. Le roi qu’ils réclament au 19e siècle, le comte de Chambord, porterait lui aussi le nom d’Henri. Leur insistance agace même Chateaubriand, pourtant monarchiste lui-même, qui refuse d’apparaître comme un « un rabâcheur de panache blanc et de lieux communs à la Henri iv »***.

Allez donc chercher dans les déclarations des hommes politiques contemporains des petites phrases aussi chargées de sens que celle-là !

Michel Le Séac'h
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** Ronsard a évoqué le panache d’Hector dans son sonnet Jamais Hector aux guerres n'était lâche. Dans La Franciade, il décrit aussi un héros « qui d’un panache ombrage son armet » ; il s’agit de Charles Martel.
*** François-René de Chateaubriand, De la Restauration et de la monarchie élective, Paris, Le Normant fils, 1831, p. 28.

Henri iv par Frans Pourbus Le Jeune, domaine public