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02 décembre 2023

Petites phrases : le rattachement importe plus que le détachement

Les petites phrases, considère-t-on souvent, sont issues d’un phénomène de « détachement ». Elles font partie de ce que le professeur Dominique Maingueneau appelle dans un livre fondateur les « phrases sans texte »[i]. Le détachement suppose une « détachabilité », une capacité d’un fragment à exister seul, mais aussi une « saillance », un caractère remarquable, voire une « surassertion », une mise en évidence par différents moyens comme sa place dans le discours ou la manière de le prononcer.

Les définitions de la « petite phrase » donnent pour la plupart un caractère central au détachement. Pour Alice Krieg-Planque, elle est « un énoncé que certains acteurs sociaux rendent remarquable et qui est présenté comme destiné à la reprise et à la circulation »[ii]. Pour Henri Boyer et Chloé Gaboriaux, c’est « un segment de taille variable, emprunté à un ensemble discursif plus long »[iii] ». Pour Damien Deias, auteur de la première thèse sur le sujet[iv], c’est « un fragment de discours […] ayant subi un détachement fort pour être cité dans un texte ». Pour le Larousse en ligne, c’est une « courte phrase détachée des propos tenus en public par une personnalité[v] ». En revanche, le détachement ne figure pas dans les définitions établies par l’Académie française en vue d’illustrer les articles « Petit » et « Phrase »[vi].


Plusieurs raisons incitent cependant à relativiser le rôle du « détachement » dans la genèse d’une petite phrase.

  • Bien entendu, il n’est pas spécifique aux petites phrases. Le détachement produit une citation, une « phrase sans texte » générique. Toute citation implique que celui qui cite l’a jugée saillante (il l’a remarquée) et détachable. 
  • Les petites phrases ne sont pas toujours détachées d’un discours, ni d’un texte plus long. Couramment, on désigne aussi comme telles des exclamations isolées (« Casse-toi pauv’ con »…), des passages de conversation (« Je traverse la rue »…), des répliques lors de débats (« Je vis avec un homme déconstruit et je suis très heureuse »…), des tweets (« le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé, il nous incombe de le réparer »), etc. L'origine d’une petite phrase, vite oubliée dans bien des cas, ne fait pas partie de son contenu implicite, sauf circonstances particulières (le débat présidentiel de « Vous n’avez pas le monopole du cœur », par exemple).
  • Le détachement n’est pas toujours précédé d’une surassertion. Les quatre petites phrases d’Emmanuel Macron auxquelles le professeur Arnaud Mercier attribue le déclenchement de la crise des « Gilets jaunes » en 2018[vii] (« Je traverse la rue, je vous trouve du travail », « Des Gaulois réfractaires au changement », « On met un pognon de dingue dans des minima sociaux », « Des gens qui ne sont rien ») n’ont pas de caractère saillant dans les discours du président de la République. En fait, elles ne deviennent saillantes que parce qu’elles sont détachées.
  • Ce qui est détaché n’est pas toujours ce qui est surasserté (comme le note le professeur Maingueneau). « Ne vous demandez pas ce que le pays peut faire pour vous, demandez-vous ce que vous pouvez faire pour le pays », enjoint Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, dans un discours du 27 août 2015. La formule est surassertée par nature : c’est la traduction fidèle du passage le plus célèbre du discours d’investiture du président John F. Kennedy, le 20 janvier 1961 (« Ask not what your country can do for you, ask what you can do for your country »). La presse ne peut la manquer. Or c’est une autre phrase du ministre qui est expressément qualifiée de « petite phrase »[viii] : « La gauche a pu croire que la France pourrait aller mieux en travaillant moins ».
  • Fréquemment, la petite phrase ne provient pas du détachement lui-même, ou pas du détachement seul, mais d’une modification subie par le fragment détaché. Il est assez souvent tronqué. « Je n’ai pas étudié spécialement la question, mais je crois que c’est un point de détail de la Deuxième Guerre mondiale », déclare Jean-Marie Le Pen lors d’un entretien radiophonique en 1987. La phrase circule aussitôt sous la forme : « Les chambres à gaz sont un détail ».
  • Il arrive même que le fragment soit reformulé pour devenir détachable, voire pour devenir saillant. On a imputé à Nicolas Sarkozy d’avoir présenté l’immigration comme une « fuite d’eau », alors que l’expression est absente du discours incriminé[ix].
  • Plus rarement, des petites phrases ne sont pas seulement détachées mais traduites d’une langue étrangère, avec les risques afférents à une traduction. La formule « NATO is becoming brain dead » d’Emmanuel Macron, est devenue « l’OTAN est en état de mort cérébrale » au lieu de « va vers la mort cérébrale ».
  • Certaines petites phrases ne sont pas des détachements mais des parodies. « La vie d’un entrepreneur, elle est bien souvent plus dure que celle d’un salarié », assure Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie à Jean-Jacques Bourdin le 20 janvier 2016. Le même jour, dans un tweet de RMC, sa déclaration est rendue saillante sous cette forme : « la vie d’un entrepreneur est bien plus dure que celle d’un salarié ». Vingt-quatre heures plus tard, sur l’internet, la formule inexacte est citée neuf fois plus souvent que la formule exacte[x].

Le détachement ne peut donc pas être considéré comme un caractère essentiel de la petite phrase. Il en va autrement de son attachement ‑ ou son rattachement ‑ à un auteur. Une petite phrase provient d’un auteur, réel ou supposé. Son sens implicite n’est compréhensible qu’en relation avec celui-ci – y compris s’il ne l’a pas voulu. L’auteur et la phrase forment un couple indissociable, sans divorce possible. « Un détail de la Seconde Guerre mondiale » n’est rien sans Jean-Marie Le Pen, « On met un pognon de dingue dans les minima sociaux » n’est rien sans Emmanuel Macron. Quand le dicton ou la maxime cherchent à exprimer une vérité permanente, la petite phrase n’existe qu’en rapport avec son auteur et le public qui l’interprète. Elle est un logos qui n’existe qu’en fonction d’un ethos et d’un pathos.

Michel Le Séac’h

Illustration : Jefferson Bible, National Museum of American History Smithsonian Institution, CC BY-NC-SA 2.0 DEED, https://www.flickr.com/photos/nationalmuseumofamericanhistory/6329719765


[i] Dominique Maingueneau, Les Phrases sans texte, Paris, Armand Colin, 2012, p. 11-13.

[ii] Alice Krieg-Planque, « Les "petites phrases" : un objet pour l’analyse des discours politiques et médiatiques », Communication & langages, n° 168, juin 2011, p. 23-40. https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2011-2-page-23.htm, consulté le 7 août 2021.

[iii] Henri Boyer et Chloé Gaboriaux, « Splendeurs et misères des petites phrases », Mots – Les langages du politique, n°117, juillet 2018.

[iv] Damien Deias. Les petites phrases en politique : analyse d’un phénomène médiatique. Linguistique. Université de Lorraine, 2022. Français. ‌NNT : 2022LORR0181‌.

[v] https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/phrase/60532/

[vi] Voir dans ce blog « Une petite phrase a un auteur, l’Académie française n’est pas seule à l’oublier »,  28 octobre 2022, https://www.phrasitude.fr/2022/10/une-petite-phrase-un-auteur-lacademie.html

[vii] Arnaud Mercier, « "Gilets jaunes" contre Macron : aux racines de l’incommunication », The Conversation, 3 décembre 2018, https://theconversation.com/gilets-jaunes-contre-emmanuel-macron-aux-racines-de-lincommunication-108048

[ix] Voir dans ce blog le cas de la « fuite d’eau » de Nicolas Sarkozy, « Fuite d’eau, la petite phrase pas dite mais entendue quand même », https://www.phrasitude.fr/2015/06/fuite-deau-la-petite-phrase-pas-dite.html.

[x] Voir dans ce blog « "La vie d’un entrepreneur est bien souvent plus dure que celle d’un salarié" : une petite phrase involontaire d’Emmanuel Macron », 21 janvier 2016, https://www.phrasitude.fr/2016/01/la-vie-dun-chef-dentreprise-est-bien.html.

01 juin 2023

Qu'est-ce qu'une petite phrase ? Essai de définition, avec diagramme de Venn : un concentré de rhétorique

Définir la locution « petite phrase » n’est pas une nécessité vitale. Dépourvue d’enjeux sécuritaires, juridiques ou médicaux, elle laisse plus de latitude que « champ de mines » ou « champignon vénéneux ». Mais on aimerait mieux appréhender cet objet élusif. Ce blog se range souvent à des avis d’experts : est petite phrase une déclaration qu’au moins deux ou trois médias d’une certaine importance ont appelée petite phrase. Ce postulat performatif est commode mais pas suffisant : il ne dit pas pourquoi ces médias ont considéré que la locution était applicable en l’espèce.

Diverses définitions de la petite phrase ont été proposées. Celles des savants obéissent aux préoccupations de leur discipline. Du côté des sciences du langage, Alice Krieg-Planque y voit un « syntagme dénominatif métalinguistique non-savant (et plus précisément : relevant du discours autre approprié), qui désigne un énoncé que certains acteurs sociaux rendent remarquable et qui est présenté comme destiné à la reprise et à la circulation »[i]. Au terme d’une analyse rigoureuse, dans sa thèse sur les petites phrases, Damien Deias en établit une « définition linguistique » en huit points[ii]. L’adjectif dit assez que le regard d’autres disciplines, la communication politique par exemple, peut être différent.

Une définition en trois éléments 

Les définitions des dictionnaires sont hétérogènes mais tournent en général autour de quelques éléments : le texte et sa genèse, l’auteur, le public et les médias.

Le texte est un « propos bref d’un homme politique » (Trésor de la langue française, CNRTL) ou un « propos d’une personnalité, gén. politique » (Maxidico), une « formule concise » (Dictionnaire de l’Académie française), une « expression ou phrase faisant formule » (Le Robert), un « élément d’un discours » (Le Grand Larousse illustré), une « courte phrase détachée des propos tenus en public par une personnalité » (Larousse), un « court extrait de discours » ou une « brève citation publique » (Wikipedia), une « petite phrase extraite des propos d’un homme public » (Petit Robert). On retiendra le mot « formule », soit, selon l’Académie française, des « paroles auxquelles on attribue une efficacité spécifique » ou encore une « expression symbolique d'une règle opératoire, d'une loi de la nature, d'une relation, de la composition d'un corps, de sa structure, etc. ». En effet, sous une forme concise (et même « anodine », écrit l’Académie française), la petite phrase renferme un contenu riche, voire puissant, chargé de sous-entendus.

Dans les définitions ci-dessus figure plusieurs fois l’idée que la petite phrase est extraite d’un discours. Pour les sciences du langage, le fait générateur de la petite phrase est son « détachement », concept dégagé par Dominique Maingueneau[iii]. Elle est, écrit Damien Deias, « un fragment de discours […] ayant subi un détachement fort pour être cité dans un texte ». Cependant, sont aussi désignés comme des petites phrases des exclamations isolées (« casse-toi pauv’ con »…), des passages de conversation (« je traverse la rue »…), des répliques lors de débats (« je vis avec un homme déconstruit et je suis très heureuse »…), etc. L'origine d’une petite phrase est vite oubliée et ne fait pas partie de son contenu implicite, sauf circonstances exceptionnelles (« vous n’avez pas le monopole du cœur », par exemple, est issu du premier débat télévisé français entre candidats à la présidence de la République et le « vous » suppose un interlocuteur).

Un contenu indissociable du locuteur et de l’auditeur

Le détachement n’est donc pas un aspect essentiel de la petite phrase. Il en va autrement de son attachement -- ou son rattachement -- à un auteur. Comme un apophtegme, une petite phrase, à de rares exceptions près peut-être, provient toujours d’un locuteur, réel ou supposé. Son sens implicite n’est compréhensible qu’en relation avec cet auteur (« un détail de la Seconde guerre mondiale », « on met un pognon de dingue dans les minima sociaux »…). Brève et simple, la petite phrase ne contient généralement pas d’autre argument qu’un argument d’autorité. Il est donc surprenant que l’auteur soit ignoré par certaines définitions de la petite phrase, en particulier celle de l’Académie française. Naturellement, l’auteur doit être « quelqu’un », un personnage bénéficiant déjà d’une image, d’une notoriété extensible à sa petite phrase. Celle-ci peut faire évoluer l’image de son auteur mais non, a priori, la créer de toutes pièces. Autrement dit, la petite phrase vient du personnage et non le personnage de la petite phrase.

Troisièmement, la petite phrase a un auditoire, ou plus généralement un public. Elle a, pour une personne ou un groupe de personnes, un sens particulier, qui perdure au-delà de la mémoire immédiate. Autrement dit, elle laisse une marque, une empreinte cognitive, d'intensité et de durée variables en fonction des sentiments ou des passions du public. Lequel n’est pas toujours celui auquel le locuteur pensait s’adresser (« des Gaulois réfractaires au changement » est issu d’un discours adressé à la reine du Danemark). Et le sens qu’il donne à la petite phrase n’est pas toujours conforme aux intentions de son auteur (« la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde », petite phrase d’un Premier ministre de gauche, est resté une référence pour un électorat de droite). Le public est donc co-créateur de la petite phrase au même titre que le locuteur et doit faire partie de sa définition.

En revanche, les médias, cités par plusieurs dictionnaires, ne paraissent pas indispensables à celle-ci. Ils sont certes les agents principaux du détachement distingué par les linguistes, lequel est, écrit Damien Deias, « opéré par des acteurs médiatiques qui sélectionnent des énoncés dans les discours des acteurs politiques ». Mais, d’une part, il arrive que les petites phrases soient « élues » au suffrage direct par leur public (« je traverse la rue »…), via les réseaux sociaux. D’autre part, les médias sont au fond un public parmi d’autres. Ils interviennent dans la sélection des petites phrases en tant qu’agents de leur lectorat.

D’où cette proposition de définition tripartite en douze mots : la petite phrase est

une formule concise, attribuée à un auteur connu, qui marque un public.

Elle n’existe que par réunion de ces trois conditions. Ce qu’il est possible de représenter commodément par un diagramme de Venn :

Ce graphique ne nécessite aucune explication supplémentaire. Mais il suggère de pousser plus loin l'analyse :

On reconnaît les trois catégories d’Aristote, réduites à leur état le plus simple. La petite phrase -- on y reviendra -- c'est la rhétorique à l'os. 

Michel Le Séac’h


[i] Alice Krieg-Planque, « Les « petites phrases » : un objet pour l’analyse des discours politiques et médiatiques », Communication & langages, 2011/2 (N° 168), p. 23-41. DOI : 10.4074/S0336150011012038. URL : https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2011-2-page-23.htm

[ii] Damien Deias, Les petites phrases en politique : analyse d’un phénomène médiatique. Linguistique. Université de Lorraine, 2022. Français. ‌NNT : 2022LORR0181‌. ‌tel-03933020‌. Voir notamment p. 18-24 et p. 170-171.

[iii] Dominique Maingueneau, Les Phrases sans texte, Paris, Armand Colin, 2012. Voir chapitre 1.

03 octobre 2022

De quoi les petites phrases sont-elles le nom ?

 What's in a name? That which we call a rose
By any other name would smell as sweet
‑ William Shakespeare

Étrangement peu étudiées par les sciences politiques et les sciences cognitives, les petites phrases le sont davantage par les sciences du langage – du moins en français. Pour le 8e Congrès mondial de linguistique française, Damien Deias, de l’Université de Lorraine, a cherché à cerner les usages de la dénomination « petite phrase » et à comprendre comment elle est reconnue et comprise par le grand public. Il s’est appuyé sur un questionnaire auprès de 203 participants[i].

Dans son intervention, Damien Deias souligne entre autres que l’expression « petite phrase » n’a pas de « strict équivalent repéré dans d’autres langues » pour désigner « les énoncés médiatiques retentissants en circulation ». Comme je l’ai moi-même noté[ii], la traduction « petite phrase = sound bite » retenue par Le Grand Robert & Collins, le Harrap’s Unabridged Dictionary ou le Harrap’s Shorter est une facilité illusoire. En réalité, le « sound bite » est attaché au discours par l’homme politique alors que la « petite phrase » en est plutôt détachée par les médias ou le public[iii] !

Dans la pratique, les mots ou locutions anglaises associées à « petite phrase » sont très divers. Sur le site de traduction automatique Linguee, par exemple, « sound bite » ou « soundbite » vient en tête, mais une quinzaine d’autres sont proposés, issus de textes bilingues provenant souvent de l’administration canadienne ou des institutions européennes. De l’anglais au français, la variété est encore plus grande. Le consensus est donc loin de régner chez les traducteurs, et c’est moins la pénurie que l’abondance qui menace. 

En allemand, en espagnol, en italien, en portugais, la plupart des dictionnaires bilingues ignorent tout simplement l’expression « petite phrase ». Quelques-uns tentent des approximations. Le Gran diccionario Español-Francès Francès-Español Larousse (2018) traduit « petite phrase » par « frase lapidaria »… mais « frase lapidaria » par « formule lapidaire ». À l’article « petit », mais non à « phrase », le Grand dictionnaire français-italien italien-français de Larousse(2006) indique : « dichiarazoni, frasi (di un personnaggio publico commentate dai giornali) ». En revanche, « petite phrase » n’apparaît pas dans les traductions de « dichiarazone » et « frase ». L’expression anglo-saxonne sound bite est parfois utilisée sans traduction, comme au Portugal[iv]. Le mot latin « elocutiuncula » ne semble pas avoir de successeur. Le chinois possède un idéogramme (提法) pour désigner une formulation ne varietur, mais il peut s’appliquer à d’autres concepts.

L’avenir au punchline ?

Cependant, les phrases détachées, immédiatement reconnaissables et associées à un homme politique paraissent être un phénomène universel, quel que soit le nom qu’on leur donne. Et sans barrière linguistique. L’anaphore « I have a dream » de Martin Luther King sera définie par exemple comme « frase » en espagnol, « parole » en italien, « redefragmenten » (fragment de discours) en allemand, etc., mais le fait important est qu’elle est internationalement reconnue et que partout on la considère comme « quatre mots à part » auxquels on accorde un sens implicite assez homogène. C’est un phénomène cognitif et non linguistique.

La langue française dispose d’une expression assez bien identifiée pour le désigner : en cela réside peut être son originalité. Mais les petites phrases elles-mêmes s’expriment en toutes langues. Le professeur David McCallam a pu étudier « Les "petites phrases" dans la politique anglo-saxonne »[v] en traitant des « sound bites » sans être moins compréhensible ou moins convaincant pour autant. Pour le lecteur français, la locution est appliquée justement aux exemples cités.

Elle n’a pourtant pas le monopole du concept en français. En particulier, l’usage de l’anglais « punchline » lui fait concurrence. Il désigne à l’origine la formule frappante (punch) qui conclut un morceau de rap. Et il tend à se répandre sur l’internet pour désigner n’importe quelle formule bien sentie. Une « petite phrase assassine » est parfois raccourcie en « scud ». Quelquefois apparaît un néologisme formé sur le nom d’un homme politique, comme « raffarinade ». Les jours de l’expression « petite phrase » sont peut-être comptés, pas ceux du concept. Un successeur de McCallam pourra sûrement étudier sans difficulté « Les "punchlines" dans la politique anglo-saxonne ».

Anachronismes invisibles

Le passé est témoin de l’évolution du vocabulaire : avant d’être appelées « petites phrases », les petites phrases étaient appelées autrement ! La première publication universitaire consacrée aux petites phrases est notoirement « Petites phrases et grands discours (Sur quelques problèmes de l'écoute du genre délibératif sous la Révolution française) » de Patrick Brasart[vi]. Ce titre paraît si naturel que personne ne semble remarquer son caractère délibérément anachronique. Bien entendu, la locution « petite phrase » n’était pas en usage à l’époque de la Révolution. On parlait systématiquement de « mots » : autre temps, autre terme, mais concept identique – au point que le passage du « mot » à la « petite phrase » est transparent. Sous une expression du 20e siècle, Patrick Brasart traite sans difficulté de la communication politique du 18e siècle, avant la radio, la télévision et l’internet. Surtout, il montre que même si la culture rhétorique des acteurs a évolué, les petites phrases d’alors ressemblent beaucoup à celles d’aujourd’hui. Y compris dans leur versant négatif, « la malveillance des adversaires politiques d'un orateur pour pratiquer les abréviations les plus rudes, la plus radicale étant la réduction de l'ensemble du discours public d'un orateur à une seule phrase » [vii].

Un anachronisme analogue ne choque pas davantage dans le titre d’un colloque organisé en 2019 par la MSHS de l’Université de Poitiers : « Petites phrases et art de la pointe dans l'Europe des XVIe et XVIIe s. »[viii], consacré à « la place et [au] rôle des pointes, mots d’esprit, concetti et autres petites phrases dans le contexte des livres ou des pièces théâtrales ». Très conscients de jouer avec les mots et les époques, les organisateurs ajoutent : « À travers ces jeux littéraires d’une Renaissance que l’on entendra résonner dans notre actualité, c’est aussi l’écho de l’Antiquité, avec notamment la tradition de ses épigrammes, qui nous parviendra. Autant d’allers-retours dans l’histoire de la petite phrase aiguisée ». Nancy Freeman Regalado, spécialiste américaine de la littérature médiévale, affirme pour sa part avoir repéré « une petite phrase à résonance politique, qui semble avoir eu cours dans les couloirs du palais de Philippe le Bel, […] entre les pages de cinq textes datant de 1313 à 1359 : "Porchier mieus estre ameroie que Fauvel torchier". » Elle use de l’anachronisme en toute connaissance de cause et s’en explique de manière convaincante[ix].

Ainsi, l’apport de la linguistique pourrait être tout à la fois de montrer le caractère singulier de l’expression « petite phrase » et la plasticité de la langue quand il s’agit de désigner un concept qui, lui, paraît immuable.

Michel Le Séac’h


[i] Damien Déias, « La reconnaissance sociale de la dénomination ”petite phrase” », Congrès mondial de linguistique française, Jul 2022, Orléans, France. ffhal-03717772f

[ii] Michel Le Séac’h, « Comment dit-on "petite phrase" en anglais ? », blog Phrasitude, 26 juillet 2021.

[iii] On peut noter aussi que si la « petite phrase » est de l’ordre du texte, le « sound bite » est de l’ordre du son. Quand il était question de « petite phrase » au début du 20e s., on faisait en général référence au passage de la sonate de Vinteuil évoqué par Marcel Proust dans La Recherche. Voir Michel Le Séac’h, « Une brève histoire des petites phrases », blog Phrasitude, 2 juin 2020.

[iv] Francisca Gonçalves Amorim, « O soundbite – Fenómeno comunicacional de (in)visibilidade política », Estudos em Comunicação, nº 26, vol. 2 (mai, 2018).

[v] David McCallam, « Les "petites phrases" dans la politique anglo-saxonne », Communication & Langages, n°126, 4ème trimestre 2000. pp. 52-59, http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_2000_num_126_1_3040

[vi] Patrick Brasart, « Petites phrases et grands discours (Sur quelques problèmes de l'écoute du genre délibératif sous la Révolution française) », Mots, septembre 1994, n°40. p. 106-112.

[vii] Idem.

[viii] Journée d’étude organisée par Étienne Boillet. Voir https://www.fabula.org/actualites/petites-phrases-et-art-de-la-pointe-dans-l-europe-des-xvie-et-xviie-siecles_92683.php

[ix] Nancy Freeman Regalado, « Le porcher au palais : Kalila et Dimma, le Roman de Fauvel, Machaut et Boccace », Études littéraires, vol. 31, n°2, hiver 1999, https://id.erudit.org/iderudit/501238ar.

26 mai 2020

Petites phrases politiques en temps de pandémie

Cet article de Damien Deias, Université de Lorraine
est republié à partir de The Conversation
sous licence Creative Commons.  

« Nous sommes en guerre. » Emmanuel Macron l’aura répété six fois dans son allocution télévisée du 16 mars. Aussitôt prononcée, cette phrase a été détachée par des journalistes, discutée, commentée, analysée, critiquée, parodiée et aura servi de titre à de nombreux articles de presse.

L’expression est devenue ce que l’on appelle « une petite phrase ». Tout le monde connaît aujourd’hui cette expression, dont Patrick Brasart nous apprend qu’elle est entrée dans Le Trésor de la langue française en 1988, accompagnée de la définition suivante : « Propos bref d’un homme politique, qui sert à frapper l’opinion. »

Tyrannie de l'information

La crise sanitaire, sociale et économique que nous traversons a logiquement provoqué un bouleversement du contenu de l’ensemble des médias d’information, lequel se recentre autour de l’épidémie, et s’accompagne de nombreuses petites phrases. Le confinement a, quant à lui, augmenté le temps consacré à s’informer.

Médiamétrie a relevé, sur la période allant du 16 mars au 12 avril, une augmentation de 1h20 de la durée d’écoute individuelle moyenne, et une augmentation importante de la part d’audience des journaux télévisés. Nous supposons que le temps passé à s’informer sur les réseaux sociaux a également largement augmenté. Il en résulte parfois un sentiment de fatigue, de flou, d’incertitude de la part des citoyens.

Dominique Wolton, directeur de recherche au CNRS en sciences de la communication, met ainsi en garde dans un récent entretien donné aux Echos sur les risques de saturation de l’information, allant jusqu’à parler de « tyrannie de l’information ».

Dans ce contexte d’infodémie, les « petites phrases » jouent un rôle non négligeable car elles retiennent l’attention. D’ailleurs comment naît une petite phrase ?

Rythmer le temps politique et médiatique

Si les petites phrases semblent aujourd’hui rythmer le temps politique et médiatique, donnant l’impression que leur nombre s’accroît, que leur visibilité augmente, elles existent pourtant depuis longtemps. Michel Le Séac’h a collecté les plus fameuses dans son recueil La Petite Phrase.

Citons à titre d’exemple « L’État, c’est moi » que l’on attribue à Louis XIV et dont l’authenticité est contestée, « La roche tarpéienne est proche du Capitole » qu’a lancé Mirabeau à Barnave le 22 mai 1790 à l’Assemblée ou encore « Quand la France s’ennuie », titre d’un éditorial de Pierre Viansson-Ponté publié dans Le Monde le 15 mars 1968.

Le terme est d’abord couramment utilisé par les professionnels des médias et de la communication, comme le notent Alice Krieg-Planque et Caroline Ollivier-Yaniv, car une petite phrase a ceci de particulier qu’il faut être au moins deux pour qu’elle naisse, un énonciateur et un co-énonciateur. Le co-énonciateur, qui est aujourd’hui souvent un journaliste, opère le détachement de la petite phrase. Ce détachement n’est pas seulement une action de copier-coller, mais un véritable acte de langage

« Détacher » la petite phrase

Une petite phrase est en effet détachée d’un discours initial, séparée de son contexte. Le linguiste Dominique Maingueneau nomme ce processus « l’aphorisation » dans Phrases sans texte. Ce second discours est souvent caractérisant, il oriente l’appréciation que peut avoir le lecteur sur la petite phrase, plus ou moins directement. Lors de sa visite dans une école des Yvelines, le 5 mai dernier, les journalistes, reprenant les mots d’Édouard Philippe sur la gravité économique de la crise, interrogent le président qui répond : « Non, je n’ai pas ces grands mots. »

Une petite phrase contre les grands mots : reprise par l’ensemble de la presse nationale, elle est interprétée comme une mésentente avec le premier ministre. RTL titre ainsi sur son site : « Coronavirus : la petite phrase de Macron qui parasite Philippe. » Le traitement journalistique qui suit en oriente la compréhension et, ce faisant, crée un événement.

Objet qui circule, elle entame une pérégrination complexe, de média en média, sur les réseaux sociaux, de locuteur en locuteur. Elle produira de multiples effets, d’innombrables réactions. Détacher une petite phrase, c’est donc provoquer une chaîne de discours.

Pour preuve, la petite phrase d’Emmanuel Macron a donné lieu à une question lors de la conférence de presse d’Édouard Philippe du 7 mai. Le premier ministre a conclu sèchement sa réponse par ces mots : « Les Français s’en contrefichent. » Une nouvelle petite phrase est née.



« Les Français s’en contrefichent. »

La polarité des petites phrases 

Le grand public entend souvent par « petites phrases » des productions de deux ordres : celles que nous pourrions qualifier « d’historiques », « Je vous ai compris ! » (Charles de Gaulle), « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » (Michel Rocard), et les autres, celles que l’on assimile à des faux pas comme le « Casse-toi pauv’con ! » (Nicolas Sarkozy) Nous pouvons déjà y voir une certaine polarité fondée sur nos propres interprétations morales ou celles de tiers.

Souvenons-nous ainsi de petites phrases tenues par Emmanuel Macron : « On met un pognon de dingue dans les minima sociaux », « Je traverse la rue, et je vous en trouve [un travail] ». Certains journalistes pensent qu’elles ont pu contribuer par réaction à la naissance du mouvement des « gilets jaunes ».

Plutôt que de « dérapage », il s’agit pour moi d’un changement de paradigme dans la communication politique que je qualifie de « confusion des scènes » dans un article à paraître dans La Revue algérienne des sciences du langage. J’observe un glissement progressif dans le discours politique qui cherche de plus en plus à se confondre avec une parole du quotidien depuis une vingtaine d’années.

Le retour à la solennité

La pandémie marque cependant un changement de stratégie de discours avec un retour à la solennité. Cette solennité s’accompagne de cadres spécifiques, comme l’allocution présidentielle télévisée. Une petite phrase, est insérée dans un discours, dans un contexte, mais aussi dans un cadre discursif.
Ainsi, beaucoup de petites phrases qui ont fait polémiques ont été prononcées lors de visites de terrain. Pensons à Nicolas Sarkozy à Argenteuil, le 25 octobre 2005 lorsqu’il avait lancé :
« Vous en avez assez, hein ? Vous en avez assez de cette bande de racaille ? Eh bien, on va vous en débarrasser ! »
En période de crise majeure, le contrôle de la parole politique se fait plus strict. Le pouvoir se remet en scène et le président choisit la métaphore martiale. Mais dans un discours politique, une métaphore possède un fort pouvoir persuasif. Selon la formule d’Olivier Reboul, « Une métaphore endort la vigilance de l’esprit. ».

Au-delà du langage guerrier qui se veut universaliste, l’idée d’affronter un ennemi commun, le virus, chercher à créer une adhésion autour de l’exécutif, sur le thème de l’unité nationale, avec l’emploi de la première personne du pluriel. Or, cette petite phrase, dont on se sait encore si elle entre dans l’Histoire, est aussi le début d’une histoire.

Petite phrase et storytelling 

Quoi de plus antagoniste, de prime abord, que les petites phrases et le storytelling ? Nous ramenons trop souvent les petites phrases au clash verbal, à l’une de ses traductions anglaises, punchline. Une petite phrase contient, évoque parfois tout un monde de références.

Emmanuel Macron file d’ailleurs la métaphore qui dépasse le cadre des petites phrases. Ce choix s’appuie également sur une réalité lexicale. Dans un article récemment paru dans Le Figaro, le lexicographe Jean Pruvost nous rappelle que le mot « confinement » est lui aussi d’origine militaire.
Le storytelling suppose une progression marquée par des actes, et c’est avec cette seconde petite phrase prononcée dans l’allocution du 13 avril que le président poursuit le récit :
« Nous aurons des jours meilleurs et nous retrouverons les jours heureux. »
Cette même première personne du pluriel nous embarque dans l’après-guerre, « les jours heureux » étant le titre originel du Programme du Conseil national de la Résistance.

« De petites madeleines » de Proust

Les petites phrases facilitent donc la mise en place du récit par leur diffusion virale, mais aussi par le monde de références qu’elles peuvent évoquer. Encore faut-il que ces références soient communes, soient comprises, et jugées appropriées par le destinataire.

Une petite phrase réussie peut en effet faire date et devenir elle aussi une référence. Instant de langage, elles s’inscrivent parfois dans la mémoire collective. Michel Le Séac’h parle de « petites madeleines de notre culture politique ».

Ainsi, le 9 avril dernier, Liliane Marchais, veuve de Georges Marchais, décédait, emportée par le Covid-19. Sur Facebook, des commentaires sous l’article de Libération lui rendent hommage avec une petite phrase Georges Marchais, le tout teinté d’une certaine nostalgie :
« Fais tes valises Liliaaaanne :) (on s’en souviendra toujours) RIP Madame » ;
« Ça y est Liliane à refait les valises et pour un bon bout de temps. Georges et Liliane épique ! » ;
« Liliane, fais tes valises ! C’était encore une belle epoque ».

« Fais les valises Liliane on rentre à Paris », la célèbre phrase de Georges Marchais, INA.

Erreurs de communication

Les petites phrases n’induisent-elles cependant pas en erreur ? N’accentuent-elles pas un contrôle vertical du discours ? C’est vrai dans la mesure où la plupart des petites phrases émanent de personnalités politiques et médiatiques, et sont détachées par des professionnels des médias qui jouent le rôle de garde-fous. Ces professionnels sélectionnent des portions de discours qu’ils jugent remarquables.

N’oublions cependant pas qu’une petite phrase peut aussi involontairement en devenir une, par le biais de l’erreur de communication. La porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, est ainsi particulièrement exposée, notamment du fait de ses nombreuses « gaffes ». Rappelons-nous ainsi sa sortie sur les enseignants « qui ne travaillent pas » en période de confinement :
« Nous n’entendons pas demander à un enseignant qui aujourd’hui ne travaille pas compte tenu de la fermeture des écoles de traverser toute la France pour aller récolter des fraises. »
Les cas plus complexes sont ceux d’une interprétation non maîtrisée. Rappelons-nous Nicolas Sarkozy et son message : « L’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire », prononcé lors discours de Dakar le 26 juillet 2007. Henri Guaino, l’auteur du discours, n’aura eu de cesse d’essayer d’en rectifier l’interprétation

L'ouverture d'un espace citoyen parodique

L’événement de discours créé par une petite phrase, « événement de parole » selon Annabelle Seoane, son figement, son caractère spectaculaire, permettent également la création d’un espace citoyen critique et parodique.

De multiples mèmes fabriqués à partir de petites phrases circulent sur les réseaux sociaux. Certains médias alternatifs comme Les Répliques, créé en juin 2015, collectent des petites phrases, principalement des tweets, et les mettent en scène avec le commentaire critique d’un internaute sélectionné sur les réseaux sociaux.

Capture d’écran du site Les Répliques. //fr.tipeee.com/les-repliques, Author provided

Les petites phrases demeurent donc un objet langagier difficile à maîtriser pour les femmes et hommes politiques. Ceux-ci sont pris en tenaille entre la volonté d’être visible et celle de maîtriser leur discours, à une époque où chaque mot peut laisser une trace. La solution ne viendra peut-être pas de la communication elle-même.

C’est une tentation trop simple que de considérer que la communication peut tout ou bien est responsable de tout. A cet égard, les polémiques autour des petites phrases sont sans doute plutôt à comprendre comme le symptôme d’une crise politique française plus profonde.The Conversation

Damien Deias, Doctorant en sciences du langage au Centre de recherche sur les médiations (CREM), Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.