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01 février 2016

Désamorcer une petite phrase : la réponse de Valls à Taubira

« Parfois résister c’est partir » : en quelques heures, la petite phrase twittée par Christiane Taubira s’est imposée dans la presse et sur l’internet. Ses « 3C » -- contenu, contexte et culture de son public -- étaient bien alignés :
  • Contenu : une formule concise, non ambiguë (du moins sous cette forme raccourcie, débarrassée de l’autre volet du tweet initial), au caractère heuristique marqué (elle prescrit une action).
  • Contexte : la démission d’une ministre en vue à l’occasion d’un débat largement répercuté par la presse.
  • Culture : la résolution par la rupture d’une tension interne à une partie de la gauche, en faisant implicitement appel à une référence sacrée de l’histoire nationale (« résister »).
Cette petite phrase conférait une valence positive à la démission de la ministre de la Justice, ce qui n’était pas du tout le cas de la formule célèbre de Jean-Pierre Chevènement : « un ministre, ça ferme sa gueule ou ça démissionne ». Démissionner, cette fois, c'est affirmer solennellement une attitude morale supérieure et non rentrer dans le rang à contrecœur (ou, au mieux, se retirer sur un Aventin individuel).

La substitution d’une « jurisprudence Taubira » à la « jurisprudence Chevènement » comportait évidemment un risque de discrédit pour le gouvernement, risque dont la petite phrase était en quelque sorte l’agent actif. Manuel Valls, qu'on sait sensible aux petites phrases, n’a pas laissé passer celle-ci. « Résister aujourd’hui, ça n’est pas proclamer, ça n’est pas faire des discours », a-t-il glissé dans ses vœux à la presse, dès le lendemain. « Résister c’est se confronter à la réalité du pays».

Si le nom de Christiane Taubira n’était pas prononcé (Manuel Valls l'avait mentionnée un peu plus tôt, en louant sa « cohérence » et son « efficacité »), tous les commentateurs ont naturellement considéré qu’elle était la cible de cette remarque. Peut-être s’agissait-il simplement d’une « réponse du berger à la bergère », comme l’a dit Solenn de Royer dans Le Figaro. Mais, que ce soit par hasard, par calcul ou par intuition, la déclaration de Manuel Valls est aussi un bel exemple de communication politique tactique.

Le lendemain, Libération, BFM TV et de nombreux autres médias titraient : « Résister c’est se confronter à la réalité ». Construite comme celle de Christiane Taubira autour du même verbe fort, « résister », cette petite phrase introduit une dissonance cognitive (« Résister c’est quoi déjà ? »). Elle brouille les pistes de l’opinion publique, réduisant ainsi largement les chances d’une « petitephaséification » durable de la déclaration de l’ex-Garde des Sceaux.

Michel Le Séac’h
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Photo © Rémi Jouan, CC-BY-SAGNU Free Documentation LicenseWikimedia Commons

12 janvier 2016

« Un ministre, ça ferme sa gueule ou ça démissionne » : Christiane Taubira après bien d’autres

En 1983, Jean-Pierre Chevènement est ministre de la Recherche et de la Technologie. En désaccord avec une politique gouvernementale qu’il juge trop à droite, il déclare : « Un ministre, ça ferme sa gueule ; si ça veut l'ouvrir, ça démissionne ». Et il démissionne. Il récidivera en 1991, hostile à l’intervention de la France en Irak alors qu’il est ministre de la Défense.

Sa formule est devenue l’une des petites phrases les plus connues de la vie politique française contemporaine. Google en recense des dizaines de milliers d’occurrences et, consécration, elle figure dans l’Histoire de la Vème république pour les Nuls de Nicolas Charbonneau et ‎Laurent Guimier. Elle est systématiquement rappelée par la presse et les milieux politiques chaque fois qu’un ministre manifeste un désaccord avec le gouvernement. Et cela quelle que soit l’issue : démission, résipiscence ou limogeage. On l’a citée ces dernières années à propos de Rama Yade, de Cécile Duflot, de Delphine Batho, d’Arnaud Montebourg et de quelques autres.

Depuis quinze jours, c’est le tour de Christiane Taubira. Son cas n’est pas foncièrement différent, même si elle déploie une interprétation originale du scénario : elle l’ouvre et la ferme alternativement sans démissionner ni être renvoyée. La jurisprudence Chevènement a été rappelée par Alexandre Sulzer dans L’Express, Jean-Baptiste Jacquin dans Le Monde, Grégoire Biseau dans Libération, Jérôme Sainte Marie interviewé par Eléonore de Vulpillières dans Le Figaro, et bien d’autres encore.

Le succès de cette petite phrase tient sûrement à sa bonne adéquation avec la culture des milieux politiques et à la fréquence des circonstances propices à sa répétition, donc à sa mémorisation. Quant à sa forme, on peut noter :
  1. Qu’elle a été spontanément simplifiée et raccourcie par la postérité, « si ça veut l’ouvrir », pas indispensable, ayant été remplacé par le plus bref « ou ».
  2. Qu’elle contient une répétition interne (« ça… ça »), élément souvent favorable à la pérennisation d’une petite phrase.
  3. Que la présence d’un mot grossier (« gueule ») ne lui nuit pas, au contraire : comme l’ont montré Cory R. Scherer et Brad J. Sagarin, une obscénité légère exerce un effet positif sur la persuasion[1].
Michel Le Séac’h

Photo : Guillaume Paumier, Wikimedia Commons, CC-BY-SA-2.5
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[1] Cory R. Scherer et Brad J. Sagarin, "Indecent Influence: The Positive Effect of Obscenity on Persuasion", Social Influence, 1, n°2, juin 2006, https://doi.org/10.1080/15534510600747597