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30 octobre 2016

Centenaire de Mitterrand : À la recherche du « temps au temps » perdu

C’était de circonstance : le centenaire de la naissance de François Mitterrand, le 26 octobre, a été l’occasion d’exhumer « il faut laisser le temps au temps ». Cette petite phrase « lui est attribuée à tout propos », note Hubert Védrine sur le site de l’Institut François Mitterrand. « "Laisser du temps au temps" fait un succès étonnant dans les reprises médias ou les appropriations de la rue », insiste Jack Lang dans son Dictionnaire amoureux de François Mitterrand (EDI8, 2015). Cette semaine, on l’a retrouvée, entre autres, dans le titre d’un article de Libération.

Mais que signifie donc cette formule tautologique ? On n’en sait trop rien. Hubert Védrine envisage deux interprétations :

  • un prétexte à procrastination, dans la foulée de Henri Queuille (« il n’y a pas de problème qu’une absence de solution ne finisse par faire disparaître »),
  • un principe de sage lenteur respectant les évolutions naturelles. Les admirateurs de François Mitterrand se rangent plutôt à cette version genre « force tranquille ». François Hollande en a proposé une exégèse ‑ « Ça ne justifiait pas l’immobilisme mais il s’agissait de respecter les rites pour mieux surgir » ‑ lors de l’hommage rendu à son lointain prédécesseur, mercredi dernier au Louvre.
De moins révérencieux en évoquent une troisième :

  • l’excuse de mauvaise foi d’un président qui refusait de porter une montre et gérait très mal son temps. Au point de tomber parfois dans la plus extrême impolitesse, comme ce jour où il a fait patienter pendant trois quarts d’heure le Bundestag allemand.
En vérité, Mitterrand lui-même n’a jamais expliqué le sens d’« il faut laisser du temps au temps ». Et d’ailleurs, qui l’a vraiment entendu le dire ? Auteur d’un recueil précisément intitulé Il faut laisser le temps au temps : les mots de François Mitterrand (Presses de la Cité, 1995), Michel Martin-Roland indique qu’il s’agit d’une déclaration faite au Nouvel Observateur en avril 1981. Jack Lang reprend cette référence et cite ainsi ce qu’il qualifie de « métaphore potagère » : « Les idées mûrissent comme les fruits et les hommes. Il faut qu’on laisse le temps au temps. Personne ne passe du jour au lendemain des semailles aux récoltes et l’échelle de l’histoire n’est pas celle des gazettes. »

Hubert Védrine est d’un autre avis : selon lui, la formule est parue dans Le Point le 2 mai 1981. Et elle se réduit à : « Les idées mûrissent comme les fruits et les hommes. Personne ne passe du jour au lendemain des semailles aux récoltes et l’échelle de l’histoire n’est pas celle des gazettes. » Le « temps au temps » n’y figure même pas !

On le rencontre en revanche chez Cervantès, qui dans Don Quichotte évoque trois fois le dicton populaire espagnol « dar tiempo al tiempo », cité aussi par le poète Antonio Machado. Ou, signale François Brune/Bruno Hongre, dans une lettre du pape Alexandre VII au cardinal de Retz (« tempo al tempo »). Cela nous mène loin de la présidence de la République française.

C’est le public qui fait la petite phrase

Ainsi, cette formule souvent présentée comme la « maxime favorite » de François Mitterrand n’aurait été prononcée par lui – et encore, entre quatre-z-yeux seulement – qu’avant le début de sa présidence et pas une seule fois ensuite.

Ce qui montre bien qu’en matière de petite phrase, l’homme politique propose et le public dispose. Peu importe que François Mitterrand ait ou non prononcé sa « maxime favorite », ce n’est pas lui qui en a fait une petite phrase, c’est le public. Celui-ci l’a reprise, propagée et mémorisée en l’attribuant à Mitterrand parce qu’il avait le sentiment qu’elle représentait bien un aspect de son personnage. Même si elle n’avait pas été formellement prononcée, elle était « plus vraie que vraie »[1].

Corrélativement, on notera que cette petite phrase confirme la puissance des rimes et répétitions internes – un phénomène bien connu, même si la psychologie cognitive ne l’explique encore pas tout à fait[2].

Michel Le Séac’h

Photo : François Mitterrand en 1981 par Jacques Paillette, via Wikimedia Commons



[1] Cf. Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 188.
[2] Idem, p. 218.