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01 novembre 2020

« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde »

 « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde » : cette citation de Camus aux allures de dicton est aussi devenue une petite phrase politique. Elle rejaillit chaque fois que le débat politique achoppe sur une question de vocabulaire. En 1987, par exemple, du temps de Jospin, fallait-il dire « adaptation » au lieu de « privatisation »[1] ? Ces jours-ci, faut-il parler d’islamisme, d’islam politique, de radicalisme musulman, de séparatisme, etc. ?


Chaque fois, certains citent de travers et d’autres le leur reprochent. Il est vrai que l’erreur est fréquente. Une recherche Google sur « mal nommer les choses » + camus retourne environ 18.400 résultats. Une recherche sur « mal nommer un objet » + camus, environ 3.120. La formule exacte est pourtant la seconde ! « Mal nommer les choses ajoute à la misère du monde », écrivait cette semaine Le Canard enchaîné, souvent pointilleux pourtant[2]. Circonstance atténuante : en l’absence de guillemets, sa formule était une allusion plutôt qu'une citation.

La philologue Michaela Heinz[3] recensait en 2012 les variantes suivantes : « Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur des hommes / ...c'est ajouter aux malheurs du monde / ...c'est, volontairement ou non, ajouter au malheur du monde / ...c'est contribuer au malheur du monde / ...c'est rajouter aux malheurs du monde / ...c'est ajouter au malheur d'autrui  / ...c'est ajouter à la misère du monde / ...c'est participer à la régression du monde / ... c'est ajouter au malheur de l'autre. »

Une citation de 1944 pour un débat « aussi vieux que l’homme »

Cependant, le point vraiment contestable est l’attribution de la formule à Albert Camus ! Cette phrase est extraite d’un commentaire qu'il a consacré au philosophe Brice Parain (1897-1971). Elle résume une partie des réflexions de celui-ci sur le langage[4]. Évidemment, il est plus chic de citer Camus qu'un quasi-inconnu. Plus politiquement correct aussi : ancien communiste définitivement vacciné par un long séjour en URSS, Brice Parain fut très proche des écrivains collaborationnistes Pierre Drieu La Rochelle et Jean Fontenoy.

Quant au fond, Camus ne prend pas vraiment position. Il note surtout que le débat ne date pas d’hier et que le propos de Parain est de « marquer avec des arguments nouveaux un paradoxe aussi vieux et aussi cruel que l’homme. […] Car l’originalité de Parain, pour le moment du moins, c’est de maintenir le dilemme en suspens. Il affirme sans doute que, si le langage n’a pas de sens, rien ne peut en avoir et que tout est possible. Mais ses livres montrent en même temps [c’est Camus qui souligne] que les mots ont juste assez de sens pour nous refuser cette ultime certitude que tout est néant. » Allons bon, doit-on aussi ranger « en même temps » au rayon des petites phrases empruntées à Camus ? 


Photo d’Albert Camus en 1957 par Robert Edwards,
Wikimedia Commons, licence CC BY-SA 30.

[1] Voir Laurent Mauduit, Prédations : Histoire des privatisations des biens publics, Paris, La Découverte, 2020.

[2] J.-M. Th. « Isla… maux de tête », Le Canard Enchaîné, 28 octobre 2020, p. 8.

[3] Michaela Heinz, Dictionnaires et Traduction, Berlin, Frank & Timme GmbH, 2012.

[4] Albert Camus, « Sur une philosophie de l’expression », in Essais, Paris, Bibliothèque de La Pléïade, 1965, p. 1679.

18 mai 2017

« En même temps » : du tic de langage à la petite phrase chez Emmanuel Macron ?

Emmanuel Macron, on le sait, a des tics de langage, dont le plus fréquent est « en même temps ». La locution adverbiale figurait deux fois dans sa déclaration de candidature du 16 novembre 2016 (à 4:03 et 5:05).

Longtemps avant qu’Emmanuel Macron ne se présente à l’élection présidentielle, ces « en même temps » avaient pu être repérés dans ses interventions publiques. Trois fois dans un seul discours sur les taxis devant l’Assemblée nationale le 28 janvier 2015, par exemple. Ils ont ponctué à maintes reprises sa campagne électorale au point de susciter quelques moqueries. Emmanuel Macron lui-même en a plaisanté lors de son grand meeting de Bercy, le 17 avril : « Excusez-moi, vous avez dû le noter, j'ai dit en même temps. Il paraît les amis que c'est un tic de langage. »

Emmanuel Macron n’est pas le premier à cultiver cette locution : Albert Camus, qu’il cite volontiers, en faisait grand usage. « En même temps » figure quarante-cinq fois dans L’Homme révolté, dix fois dans La Chute, vingt-trois fois dans L’Exil et le royaume, etc. Mais sous la plume de Camus, elle signifie le plus souvent « simultanément ». Or, dans un sens figuré et plus populaire, elle peut signifier aussi « cependant », « en revanche », « d’un autre côté ».

Quel sens a-t-elle chez Emmanuel Macron ? Il s’en est expliqué lui-même le 17 avril à Bercy (c’est moi qui souligne) :

« Je continuerai à utiliser 'en même temps' dans mes phrases mais aussi dans ma pensée, parce que en même temps ça signifie simplement que l'on prend en compte des impératifs qui paraissaient opposés mais dont la conciliation est indispensable au bon fonctionnement d'une société. »

Explicitement, les « en même temps » d’Emmanuel Macron renvoient ainsi à une résolution des contradictions. Le président de la République pense pouvoir satisfaire tout le monde à la fois au lieu de trancher en faisant des mécontents. Ces trois mots seraient représentatifs d’un mode de gouvernement. Il n’est donc pas étonnant que plusieurs éditorialistes les aient traités comme une petite phrase, sur France Culture, dans L’Obs, Le Point, Challenge, La Croix, L’Express, etc. Avec une tonalité généralement négative. « Sous vos airs polis, vous avez dit beaucoup de choses et leurs contraires », lui disait Alba Ventura sur RTL. Ce jeune président serait aussi capable qu’un vieux politicien de tout promettre à tout le monde.

Pour Emmanuel Macron, le risque est clair : transformé en petite phrase dans l’esprit du public, « en même temps » pourrait brosser en trois mots le portrait d’un président conciliant… ou d’un dirigeant imprécis et indécis. Ou les deux en même temps (simultanément), selon les publics.

En même temps (cependant), la chance sourit à Emmanuel Macron : il ne semble pas que cette idée plutôt négative ait marqué l’électorat à ce jour. Google Trends ne révèle pas une envolée des recherches sur « en même temps » au cours des derniers mois. Sans doute la petite phrase n’a-t-elle pas dépassé le stade des médias, elle ne s’est pas inscrite dans l’esprit du public. Mais le risque demeure, car les bases sont posées. Une décision gouvernementale conflictuelle pourrait transformer la locution adverbiale en petite phrase toxique. Le président de la République aurait tout intérêt à la bannir désormais de son vocabulaire.

Michel Le Séac’h